jeudi 22 octobre 2015

Chapitre II : Kassoumaye Casamance !

     Après une nuit agitée, c'est les yeux encore tout embrumés que je m'avance, ce matin du 3 décembre 2014, sur le pont du bateau. Il a maintenant quitté les eaux maritimes et remonte tranquillement le fleuve. L'air doux et humide du jour qui se lève, le calme alentour, la vue des dauphins accompagnant le ferry, les retrouvailles avec ma région natale, tout cela provoque en moi un sentiment de bien-être et d'euphorie que je n'ai pas ressenti depuis bien longtemps ! Soudain, j'aperçois au loin les deux grandes antennes reconnaissables entre mille… oui, nous approchons de notre destination, Ziguinchor ! La joie me submerge et je me surprends à murmurer, en fixant les antennes, ces mots venus du fond du cœur : « Kassoumaye Casamance ! », « Bonjour Casamance ! ».




     Il m'a fallu plus de 45 minutes, une fois le bateau accosté, pour récupérer mes bagages, me soumettre aux formalités administratives et enfin sortir de la gare maritime. Alors que je m'approche de la route principale, je commence à scruter les environs, à la recherche de mon ami Bakary qui doit venir me chercher. Sur le trottoir d'en face, j'aperçois un homme qui descend d'un pick-up Mitsubishi blanc. C'est bien lui, Bakary ! Nous nous serrons dans les bras, tous deux émus par nos retrouvailles.


« Hey , Bakary ! Mon frère ! Je suis tellement heureux de te revoir ! Comment tu vas ?
- Junior ! Ca va, et toi ? Tu as fait bon voyage ?
- Un peu mouvementé, mais bon, tu sais de quoi je parle !
- Oui, vraiment, c'est difficile de venir jusqu'ici, tu dois être épuisé. Donne-moi tes bagages. »

     Bakary et moi sommes les meilleurs amis du monde ! Nous avons grandis ensemble, dans le village de Coubanao, à une trentaine de minutes de Ziguinchor. Enfin, quand je dis « grandis », c'est un bien grand mot, car j'ai quitté le Sénégal à l'âge de 7 ans, lorsque mon père fut transféré du PSG à l'OGC Nice. A ma naissance, il était encore l'attaquant vedette du Casa Sport, le club de Ziguinchor, mais un évènement venait de bouleverser sa carrière : il fut exclu à vie du championnat sénégalais pour avoir fait un croc-en-jambe à un arbitre. Deux choix s'offrirent alors à lui : soit arrêter sa carrière, soit la poursuivre à l'étranger. La décision fut très difficile à prendre pour lui, mais quand un ami le mit en contact avec l'US Tournaisienne, tout juste promu en Division 3 belge, il se résolut à accepter l'offre du club belge et nous laisser ici, ma mère et moi. J'étais bien sûr trop petit pour voyager, et puis il tenait beaucoup à ce que je sois éduqué « au village », au milieu de ma culture diola. Même lorsque nous le rejoignîmes vivre à Nice, il s'arrangea pour que je retourne chaque année au pays.

     Le pick-up emprunte maintenant la piste chaotique reliant Ziguinchor à Coubanao. Tous mes souvenirs d'enfance remontent à la surface à la vue de ce paysage rouge et vert. Le rouge de la latérite recouvrant la piste, le vert de la végétation luxuriante tout autour.

« Cela fait longtemps qu'on ne t'a pas vu, me dit Bakary, l'air un peu réprobateur.
- Oui, j'étais très occupé ces temps-ci, tu sais ce que c'est, il faut bien faire vivre la famille…
- Oui, je comprends, mais je ne suis pas sûr que tout le monde se montre aussi compréhensif au village. Tu sais, beaucoup n'ont pas compris pourquoi tu étais absent en 2012, pour… enfin… tu vois ce que je veux dire... »

     Évidemment que je vois ce qu'il veut dire. Le 7 mai 2012, comment pourrais-je oublier cette date, qui hante encore régulièrement mes nuits. Voir son père mourir à 53 ans, qui pourrait s'en remettre. Désormais, je ne peux que regretter le peu d'années que j'ai passées auprès de lui, entre mon enfance en Casamance et mon départ à 19 ans pour continuer mes études à Londres. Si seulement je pouvais avoir une De Lorean et retourner dans le passé …

« Bakary, tu sais que j'aurais tout fait pour être là aux obsèques, mais la vie en a voulu autrement.
- je comprends frangin, je comprends. T'inquiète, on est ensemble. »

     La vérité, c'est que la nouvelle de la mort de mon père m'a totalement traumatisée. J'étais noyé dans la tristesse, les regrets de ne pas l'avoir suffisamment côtoyé, la culpabilité de n'avoir rien pu faire pour le sauver et de ne pas avoir été le fils qu'il aurait souhaité. Je n'ai pas trouvé la force de me rendre au Sénégal pour assister à l'enterrement de mon père, ce qui, finalement, ne fait qu'augmenter ma culpabilité aujourd'hui.

     L'autre vérité, c'est que depuis plus de deux ans maintenant qu'il a disparu, moi j'ai sombré dans une longue dépression dont je peine à me sortir. Mon père aurait tant aimé que je marche dans ses pas et que je fasse une grande carrière professionnelle. J'avais d'ailleurs réussi à intégrer le centre de formation du RC Lens en 1995, mais des soucis de santé récurrents m'ont vite fait comprendre que mon avenir était ailleurs.

     Nous sommes de plus en plus maltraités par les nids de poule parsemant la piste, signe que nous approchons du but. Suite à ma discussion avec Bakary, l'angoisse vient se mêler à ma joie de revoir mon grand-père. Comment vais-je être accueilli au village ? Comment vais-je être accueilli par mon grand-père ?

     Le 4x4 vire à gauche à l'entrée du village et s'engage sur un petit chemin. C'est là, au bout de ce chemin, que vit mon grand-père. Quelques enfants, bientôt rejoints par une dizaine d'autres, commencent à courir après la voiture en criant des « Kassoumaye ! Kassoumaye ! ». Cela me rassure quelque peu. Soudain, j'entrevois le crâne dégarni de mon grand-père, assis à sa place de toujours, sur son banc, adossé à la clôture de la concession familiale, profitant de l'ombre de notre manguier. J'aperçois une autre personne près de lui, mais je ne parviens pas à la reconnaître : ce n'est pas mon cousin Badara, ni mon oncle Dianko… La voiture s'approche lentement, la silhouette se fait de plus en plus distincte… un homme de grande taille… je connais ce visage… c'est… non… ce n'est pas possible que ce soit lui… il vit à Manchester maintenant…

Je me rends compte que je suis en train de penser à haute voix, et mon air totalement stupéfait semble réjouir Bakary. « Si, c'est bien lui ! » se contente-t-il de me dire dans un grand sourire, alors que nous nous apprêtons à nous garer devant la concession.

Mon cœur bat comme jamais, que vais-je pouvoir lui dire...

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